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Emir Abdelkader
L'Emir et le droit humanitaire - Muhammad Vâlsan
- Par
- Le 23/01/2015
- Dans Articles divers
Colloque organisé à Alger par la fondation Emir Abdelkader du 28 au 30 mai 2013 sur le thème “l'Emir Abdelkader et le droit humanitaire”.
Membre éminent du Tasawwuf1 C’est ce terme arabe que l’on rend ordinairement par Soufisme. authentique, l’Emir ‘Abd al-Qâdir ne pouvait envisager son action autrement que conforme à la Geste Prophétique. La Geste sacrée dont il s’agit ne consiste d’ailleurs qu’en une parfaite application circonstanciée des principes du Coran qui, quant à eux, demeurent par nature, absolument inconditionnés. « Cette science qui est nôtre est sous la complète “mainmise” (muqayyad) du Livre et de la Sunnah » disait, en ce sens, le grand maître spirituel de Bagdad Al-Junayd2 Ibn ‘Arabî fait à plusieurs reprises mention de cette déclaration. A l’occasion, il l’appuiera même par une seconde : « un autre a dit : “Toute ouverture spirituelle où ne seraient pas attestés le Livre et la Sunnah n’est rien”. Le saint, commente-t-il ensuite, ne bénéficie absolument d’aucun dévoilement qui ne consisterait pas en une compréhension [nouvelle et profonde] de ce qui se trouve dans le Livre très-précieux. C’est pour cette raison que Dieu affirme : “Nous n’avons omis dans le Livre aucune chose” (Coran, 6, 38) » (Futûhât, vol. 3, p. 56, Dâr sâdir, Beyrouth).. Un comportement islamique dit vertueux n’est, à ce titre, rien d’autre qu’un comportement inspiré, simultanément, par la Parole révélée dite “éternelle” (qadîm) et par la parole prophétique dite “accidentelle” (hadîth), autrement dit, pour la seconde, adaptée à telle ou telle situation contingente. La synthèse de cette double observation de principe, intemporelle et temporelle, guida visiblement l’Emir, qui, en homme d’exception, put ainsi évoluer au gré des évènements, en s’en accommodant même en pur sayyid, en “gentilhomme” pourrait-on dire, sans jamais avoir à renier ses valeurs.
Les qualités que l’on reconnaît volontiers à l’Emir sont donc, pour partie, dues à une éducation aboutie basée sur le modèle prophétique. Lui-même le revendique d’ailleurs d’une certaine manière en commençant son désormais célèbre Livre des Haltes (Kitâb al-Mawâqif) par un commentaire du verset coranique : « Il y a certes pour vous en l’Envoyé d’Allah un modèle excellent »3Coran, 33, 21.. Après une exégèse faisant notamment état des vertus opératives de ce verset dans son cheminement initiatique personnel, il conclut très explicitement cette première Halte en assurant qu’« il convient à l’aspirant, et même plus encore au connaissant, de faire de ce verset un objectif (qiblah) partout et d’en être un témoignage tout le temps ». C’est ce à quoi il aura, en tous cas, consacré ses efforts tout au long de sa formidable destinée.
En 1832, quand il est investi du Sultanat pour repousser les Forces françaises coloniales, le nouvel Emir n’a que vingt-quatre ans. Il est alors dans la “force de l’âge”, cette période de l’existence que l’on appelle la futuwwah et qui va de “la majorité légale” (al-bulûgh) marquée par la puberté à la quarantaine révolue dans la terminologie du Tasawwuf. Cette période de la vie se situe ainsi entre “l’enfance” (al-tufûlah) et “l’âge mûr” ou “le troisième âge” (al-kuhûlah). Le Coran y fait allusion en des termes où la notion de force est tout spécialement soulignée : « Allah ! C’est Lui qui vous a créé d’une faiblesse, puis qui, après une faiblesse, a mis une force, puis qui, après une force, a mis une faiblesse et une canitie. Il crée ce qu’Il veut et Il est l’Omniscient (al-‘Alîm), l’Omnipotent (al-Qadîr) »4Coran, 30, 54.. Ce temps de la futuwwah durant lequel l’être est engagé dans l’action constructive est aussi celui où il doit acquérir “les nobles caractères” (makârim al-akhlâq) que le Prophète vint parachever selon les termes d’un hadith. La dénomination de fatâ, terme dont la racine est identique à celle de futuwwah, désigne synthétiquement un “page” et un “preux”, ce qui renvoie au type même du “chevalier accompli”, héros tout à la fois “serviteur” (‘abd) et “seigneur” (sayyid). Mais, à l’instar d’Abraham qui en est la première figure coranique5 Cf. Coran 21, 60. En vertu d’un hadith disant : « Nul fatâ si ce n’est ‘Alî et nul sabre si ce n’est Dhû-l-fikâr », celui qui fut le jeune cousin mais également le gendre du Prophète ﷺ, est devenu le représentant islamique de cette catégorie initiatique ayant pour particularité d’agir dans les deux domaines spirituel et temporel., ne mérite réellement ce titre que celui qui fait preuve d’“esprit chevaleresque” et qui en exalte les vertus.
Voici comment cet “esprit chevaleresque” est défini par Jurjânî (740/1339 – 816/1413) dans son célèbre glossaire consacré aux termes techniques de la langue arabe : « Linguistiquement parlant, la futuwwah, c’est “la générosité” (al-sakhâ’) et “la noblesse” (al-karam). Suivant le langage des “gens de la Vérité” (ahl al-Haqîqah [à savoir les soufis]), elle exige de faire prévaloir les créatures sur toi-même, tant en ce monde que dans l’Autre »6 Jurjânî, Ta‘rîfât, p. 165, Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth, 1983..
En ce second sens, Qâshânî (ob. 730/1329), autre autorité en la matière, précise : « Pour les initiés, la futuwwah consiste à ne considérer ni avantage ni droit pour soi. [En cela] elle dépasse “l’humilité” (al-tawâdu‘), car, dans l’état d’humilité, celui qui en fait preuve perçoit son droit mais y renonce7 Littéralement : “le dépose” (yada‘a-hu)., il a conscience de sa faveur mais se place en deçà. Celui qui possède l’esprit chevaleresque, quant à lui, plutôt que d’envisager un quelconque avantage le concernant, ne se reconnait aucun droit propre ; il est même persuadé n’avoir que des devoirs et que les droits reviennent aux autres »8 Qâshânî, Latâ’if al-i‘lâm fî ishârât ahl al-ilhâm, p. 345, Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth, 2004. L’auteur développe ensuite en six points principaux les vertus dont doit se revêtir le fatâ, puis les deux caractéristiques qu’il doit avoir réalisées..
Avant que ne lui échoie sa mission apostolique, alors qu’il avait une vingtaine d’années, le Prophète ﷺ, en authentique fatâ et digne héritier d’Abraham, prit une part active dans la défense d’une noble et juste cause. A cette époque, le code d’honneur semblait se perdre et ceux qui n’avaient pas de protecteurs voyaient de plus en plus régulièrement leur droit bafoué. Zubayr, l’un des oncles du Prophète ﷺ prit l’initiative de renouveler un antique pacte chevaleresque qui avait eu cours, primitivement, au temps des Jurhum9Rappelons que les Jurhum formaient, à la Mekke, la tribu à laquelle s’était allié par mariage l’ancêtre même des Arabes, Ismaël, le fils aîné d’Abraham. On notera à ce propos que, d’Ismaël, Dieu dit dans la Bible : « Celui-ci sera un onagre parmi les hommes : sa main (yad) sera contre tous et la main de tous contre lui ; mais il se maintiendra à la face de tous ses frères » (Genèse, 16, 12). et qui engageait ceux qui le contractaient à « défendre de son oppresseur toute personne subissant une injustice »10 La charte de ce premier pacte consistait principalement en « la défense du “faible” (al-da‘îf) face au “puissant” (al-qawî) et de “l’étranger” (al-gharîb) face à “l’autochtone” (al-qâtin) » (Dictionnaire Tâj al-‘Arûs, rubrique fadl).. Le Prophète ﷺ participa à la conclusion de ce pacte qui obligeait les contractants à prêter main-forte aux faibles et aux démunis. Les membres du nouvel Ordre prêtèrent serment et s’engagèrent en jurant : « Nous serons certes “une seule main” (yad wâhidah) en faveur de l’opprimé contre son oppresseur tant que ce dernier ne l’aura pas rétabli dans son “droit” (haqq) ». Les Quraysh nommèrent ce pacte “le Pacte des Grâces” (Hilf al-Fudûl)11Fadl, pluriel fudûl, signifie bienfait, faveur, grâce, surcroît, etc. ; deux raisons sont généralement avancées pour justifier une telle dénomination. L’une est que les trois membres jurhumites à l’initiative du pacte primitif se prénommaient tous Fadl. L’autre est que le nom fut tiré d’une expression du serment lui-même. Le Prophète ﷺ fit savoir en effet qu’« ils firent serment de rendre ses “avantages” (fudûl) à qui de droit ». Les deux versions ne s’excluent nullement et la terminologie sacramentelle pouvait fort bien avoir tenu compte des subtilités du nom donné au pacte originel. Quoi qu’il en soit, l’Islam a consacré l’expression du Fadl en le rapportant toujours, en finalité, à Dieu Lui-même, ce que le Coran rappelle de manière réitérée en disant par exemple : « Dis : Certes le Fadl est dans la Main d’Allah, Il le donne à qui Il veut » (Coran, 3, 73)..
Les traditionnistes en confirment la grande valeur en rappelant que « le Hilf al-Fudûl fut le plus noble des pactes dont on entendit parler et celui qui fut le plus à l’honneur chez les Arabes ». Attestant son importance le Prophète ﷺ déclara : « J’ai assisté, dans la maison de ‘Abd-Allâh Ibn Jud‘ân, à un pacte que je n’échangerai pas pour un troupeau de chameaux rouges ! Et si on y avait fait appel à moi [i. e. “si on m’avait appelé au secours au nom de ce pacte” qui m’engage encore] en Islam, j’y aurais répondu »12 Le commentateur souligne que les musulmans ne formant plus qu’“un seul parti” (hizb wâhid) et étant devenus “frères en religion” les serments antérieurs se trouvaient abolis sauf le Hilf al-Fudûl du fait de la parole prophétique : « Si on y avait fait appel à moi en Islam j’y aurais répondu ».. Suhaylî commente cela en faisant valoir que l’Islam, venu “pour rétablir le Droit” (li-iqâmat al-Haqq) “et secourir les opprimés” (wa nusrat al-mazlûmîn), ne fit que renforcer et exalter ce genre de dispositions. Il cite, à ce propos, le hadith : « Les engagements [comme celui du Hilf al-Fudûl] de la période d’ignorance [à savoir antéislamique], “l’Islâm ne fait que les renforcer” (fa lan yazîda-hu al-Islâm illâ shiddatan) ».
Parmi les hommes ayant incarné les valeurs de la Futuwwah, on peut affirmer que l’Emir en fut un exemple fameux. Mais ce ne fut nullement un effet du hasard. La providence veilla à sa formation et ce, tant du point de vue des qualités innées que de celles qu’il acquit, autrement dit tant du point de vue du nasab que du hasab. Il avait en effet de qui tenir. Il était de la meilleure lignée, un sayyid comme nous l’avons dit, un chérif donc, à savoir un descendant de ce Prophète dont nous avons rappelé qu’il fut suscité notamment pour porter les vertus chevaleresques à leur degré de perfection. Aussi prestigieuse soit-elle, cette seule noblesse d’origine ne suffit pas à faire un homme aussi exceptionnel que l’Emir. A cette généalogie flatteuse et prometteuse s’ajouta une éducation spirituelle (tarbiyah) déjà évoquée qui lui assura une édification personnelle inestimable. Cette tarbiyah lui fut d’abord dispensée dans le cadre familial. Son père dirigeait en effet une zawiyah affiliée à la Qâdiriyyah, la Voie fondée par ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (470 ou 471–561 / 1077–1166) un grand saint de Bagdad extrêmement populaire dans tout le Maghreb. L’Emir, qui eut l’honneur de perpétuer la mémoire de son nom vénéré, semble avoir bénéficié, plus que bien d’autres, des privilèges qui s’y trouvent attachés. Une partie notable de l’épopée émirienne ne s’explique d’ailleurs pas vraiment si l’on néglige de porter attention à ce nom de haute valeur symbolique. C’est à lui que nous allons maintenant nous intéresser en sachant que la “Science des noms” (‘Ilm al-Asmâ’) est une prérogative dévolue à Adam13Cf. Genèse, 2, 20 et Coran, 2, 31., à savoir : l’Homme primordial créé à l’image de Dieu14 Il est stipulé en effet qu’il fut originellement « créé à l’Image de Dieu » aussi bien d’après la Genèse biblique (1, 26-27) que d’après la Tradition prophétique. A propos de cette dernière, il existe deux versions d’un hadith reprenant cette même idée ; l’une, rapportée par Muslim (Sahîh, Birr, 115) et considérée unanimement comme authentique, énonce : « Allâh a créé Adam “à Son Image ” (ou “à Sa Forme” : ‘alâ Sûrati-Hi) » ; quant à la seconde d’Ibn Najjâr, attestée par les maîtres soufis mais contestée par les exotéristes, comme l’indique l’Emir dans ses Mawâqif, elle nuance : « […] conformément au “ Tout-Miséricordieux” (‘alâ Sûrat Al-Rahmân ) ».. Les principes de cette Science élective dont dérivent toutes les sciences particulières sont contenus dans les Noms divins.
Dans son répertoire déjà cité, Qâshânî décline le sens ésotérique des noms propres commençant par ‘Abd (“Serviteur”) et suivis d’un des 99 Noms divins. A la rubrique consacrée au nom ‘Abd al-Qâdir il déclare : « ‘Abd al-Qâdir désigne le réceptacle du Nom al-Qâdir (le Puissant) où se révèle la Puissance de Celui-ci qui est “l’Esprit de la Main” (Rûh al-Yad). Il est ainsi la “Main de Dieu” (Yad al-Haqq) dont le Très-Haut a dit : “ En vérité, ceux qui contractent un Pacte avec toi ne le contractent qu’avec Dieu, “la Main d’Allah” (Yad Allâh) coiffe leurs mains, aussi quiconque le rompra ne fera que se trahir lui-même et quiconque sera fidèle à l’engagement que Dieu a contracté avec lui, en percevra un salaire immense”15Coran, 48, 10.. Dans le cadre des “Saintes Paroles” (al-Kalimât al-Qudsiyyah)16 Il s’agit d’une catégorie de hadiths émis par le Prophète où Dieu parle à la première personne. Ibn ‘Arabî a recensé 101 de ses sentences liines dans un recueil intitulé Mishkât al-Anwâr dont nous avons donné une version française : La Niche des Lumières, Les Editions de l’Œuvre, Paris, 1983. Une leçon du hadith en question y figure en 91ème place ; elle est identique à celle que rapporte Bukhârî dans son Sahîh., [Il est celui dont il est dit] : “Par Moi il entend, par Moi il voit et par Moi il saisit (wa Bî yabtishu)”. Or celui qui saisit de Droit divin, personne n’est en mesure de lui faire obstacle ou de le repousser… »17Op. cit. p. 308..
Dans un autre de ses recueils, notre auteur articule la même rubrique en ces termes : « Il est celui qui, par la théophanie du Nom Al-Qâdir, contemple la Puissance déterminante de Dieu (Qudrah Allâh) dans tout ce sur quoi cette Puissance s’exerce. Il est ainsi “l’image visible de la Main divine” (sûrah al-Yad al-ilâhiyyah) avec laquelle Il saisit [d’après les termes du hadith]. Rien ne peut lui faire obstacle. Il contemple l’opération efficiente de Dieu dans tout... »18 Qâshânî, Istilâhât al-sûfiyyah, page 122, Al-Hay’ah al-misriyyah al-‘âmmah li-l-Kitâb, Le Caire, 1981..
Comme on le voit, le nom ‘Abd al-Qâdir est en affinité particulière avec l’organe manifestant la Puissance opérative de Dieu, à savoir à “la Main divine”. Après son investiture au Sultanat par les tribus venues lui faire allégeance, l’Emir, concerné au premier chef par les prérogatives d’un tel nom, choisira de mettre une Main sur le drapeau du nouvel état qu’il devait diriger. C’est d’ailleurs dans la plus pure tradition prophétique, sous l’arbre et en récitant le verset 10 de la sourate de la Victoire qui assure que c’est la Main d’Allah qui est sur la leur, qu’il s’engagea lui-même par ces mots « Je gouvernerai la Loi à la main et, si la Loi l’ordonne, je ferai moi-même de mes mains, une saignée derrière le cou de mon frère »19Cf. par exemple, Smaïl Aouli, Ramdane Redjala et Philippe Zoummeroff, Abd El-Kader, p. 101, Fayard, 1994.. Ajoutons qu’il instaura une distinction militaire constituée d’une étrange Main à sept doigts placée sur la partie frontale du turban20 René R. Khawam en fournit une illustration dans sa traduction du texte de l’Emir Lettre aux Français .
Après ce qui vient d’être dit du nom ‘Abd al-Qâdir, on ne s’étonnera plus trop des termes employés lors d’une promesse devenue célèbre par celui qui en incarna la plus forte expression spirituelle, c’est-à-dire al-Jîlânî : « Al-Husayn al-Hallâj21 Al-Husayn Ibn Mansûr al-Hallâj (244/309 – 857/922) : saint de Bagdad, rattaché au type spirituel dit christique et versé, à ce titre, dans la Science des Lettres qui s’identifie à la Science du Verbe. C’est en effet Jésus qui est conçu comme “Verbe de Dieu” tant dans le Coran (cf. 4, 171 et 19, 34) que dans les Evangiles (Jean, 1-14). a trébuché et il n’y eut personne à son époque pour le prendre par “la main”. Moi, jusqu’au Jour de la Résurrection, tous ceux dont la monture trébuchera parmi mes compagnons, mes désireux disciples et ceux qui m’aiment, je les prendrai par “la main”. Voici mon cheval harnaché, ma lance brandie, mon sabre au clair et mon arc bandé ! Je te protège alors même que tu n’en as pas conscience ! »22 Cette déclaration fameuse se trouve par exemple au début d’Al-Ghuniah (Présentation), une des œuvres principales attribuées à Jîlânî..
Ce descriptif fait de ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî23 Il semble avoir influencé directement l’organisation des Ordres de la Futuwwah, chevaleresques ou corporatistes, qui virent le jour à Bagdad., un parfait chevalier dont l’activité tutélaire demeure pérenne et transcende toute forme de confession : on affirme en effet qu’ « il protège tous ceux qui l’invoquent, qu’ils soient Chrétiens, ou Juifs, ou Musulmans »24 Colonel C. Trumelet, Saints de l’Islam, p. 300 (Paris, 1881).. Cette prérogative est d’ailleurs conforme à la fonction de “Pôle” (Qutb) par excellence qu’on lui attribue car celui qui l’exerce « accorde son secours providentiel non seulement aux Musulmans, mais encore aux Chrétiens et aux Juifs »25 Michel Vâlsan, « Les derniers Hauts Grades de l’Ecossisme », Etudes Traditionnelles, juil.-août 1953, note 2, p. 225.. Ainsi, quand l’Emir sauva les chrétiens de Damas en juillet 1860, il ne fit que se comporter en digne représentant du père fondateur de sa Voie initiatique originelle, et il ne fit qu’appliquer les règles spirituelles qui s’imposent à tous ceux dont le cœur perçoit l’Unité essentielle au-delà de la multiplicité apparente ainsi que l’accord universel derrière les différends et les divergences.
Pour remplir son rôle providentiel de perpétuel “Secours” (Ghawth) ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî se décrit paré des attributs de la force. Parmi ces attributs deux sont à retenir plus particulièrement : le sabre (sayf) et le cheval (faras)26 Notons que, par une curieuse et heureuse coïncidence, les trois lettres radicales du mot faras sont celles qui se laissent entendre dans le français “force”.. “De force” se dit en effet bi-s-sayf en arabe ce qui signifie littéralement “par le sabre” ; quant au “cheval”, il reste encore de nos jours l’expression de la puissance motrice. Or, que constate-t-on ? Qu’au moment où il perd la haute main sur le terrain militaire, ce sont précisément ces deux symboles de sa puissance extérieure que l’Emir remet à ses vainqueurs : son sabre à Lamoricière et son cheval noir au Duc d’Aumale. On est à la veille de Noël 1847 et il a alors atteint quarante ans, l’âge du Prophète ﷺ quand celui-ci reçut la Révélation. Il va pouvoir dorénavant laisser le domaine de l’action pour se consacrer à l’exercice plus purement spirituel de son autorité (hukm).
Cela dit, revenons-en à Qâshanî et à ses précieux glossaires. A la rubrique relative à la “Main d’Allah”, celui-ci ne manque pas de confirmer ses propos antérieurs en y ajoutant toutefois une nuance dont il faut souligner l’intérêt : « D’une manière générale, dit-il, “la Main de Dieu” fait référence au support théophanique du Nom Al-Qadîr (“le Très-Puissant”), support que l’on appelle ‘Abd al-Qâdir27 L’Emir Abdel Kader fut historiquement pourrait-on dire l’un des dignes représentants de cette fonction théophanique. (“Serviteur du Puissant”) et qui est celui à qui Dieu donne la possibilité de manifester les miracles, en temps d’appel [prophétique], et les prodiges à tout autre moment28 Litt. entre ces périodes ou non. Qâshânî, Latâ’if al-I‘lâm fî Ishârât Ahl-al-Ilhâm, page 475.. »
Dans cette dernière définition, l’auteur, qui est un akbarien29 C’est le nom que l’on donne à ceux qui dispensent un enseignement du Tasawwuf conforme à la doctrine d’Ibn ‘Arabî surnommé le Cheikh al-Akbar, c’est-à-dire “Le plus grand Maître”. notoire comme le sera l’Emir en son temps, montre que la Main, et partant ‘Abd al-Qâdir, est en relation on ne peut plus intime avec le Nom Qadîr dont la forme grammaticale exprime une nuance plus intensive que celle de Qâdir ; c’est pourquoi nous avons rendu le premier par le superlatif “Très-Puissant” et le second simplement par “Puissant”. L’évocation de ce Nom Qadîr, plus exclusivement réservé à Dieu que l’autre, nous amène à aborder un domaine moins connu des sciences de la Parole divine. Ce domaine est constitué par les deux branches principales de la Science des noms : il s’agit des deux sciences complémentaires “des lettres” (‘ilm al-hurûf) et “des nombres” (‘ilm al-a‘dâd).
Sans entrer dans trop de détails, nous rappellerons qu’il existe un alphabet arabe traditionnel nommé abjad qui classe les 28 lettres arabes en fonction de leur valeur numérique respective, lettres qui correspondent, soit dit en passant, non seulement aux 28 mansions lunaires du mois arabe, mais également aux 28 phalanges des deux mains. René Guénon (1886-1951), qui fut en Islam le Cheikh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ, a donné un premier aperçu indispensable des potentialités de cet abjad, en 1938, dans la revue Etudes traditionnelles qu’il dirigea jusqu’à sa disparition30 Intitulé Note sur l’angélologie de l’alphabet arabe, l’article figure aujourd’hui comme chapitre 6 du recueil posthume Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, Gallimard, Paris, 1973.. Pour sa part, dans son livre Dhikrâ al-‘âqil wa tanbîh al-ghâfil, “Mémento pour le sagace et avertissement pour l’insouciant”, qu’il adressa aux Français en mai 1855 et qui fut, de ce fait, rebaptisé Lettre aux Français31Cf. Lettre aux Français, chap. 3, p. 190 et suivantes de la traduction déjà signalée de René R. Khawam. , l’Emir fit une présentation de cet alphabet. Mais c’est toutefois dans un autre ouvrage, rédigé quant à lui en 1849 pendant sa détention à Amboise, qu’il en a fait un usage instructif à bien des égards.
L’écrit en question est intitulé Mudhakkirât al-Amîr ‘Abd Al-Qâdir et n’a été publié que récemment à Alger : en 201032 Ed. Sharikah Dâr al-Ummah.. A la page 99 de l’édition, l’Emir décompose les lettres du nom MuHaMMaD33 Nous transcrivons en majuscule les lettres écrites des noms dont les valeurs numériques sont calculées. pour en tirer les valeurs numériques dites “développées”. Pour cela, ainsi qu’il est d’usage en la matière, il prend chaque lettre écrite du nom en question en tenant compte du signe de redoublement (shaddah) affectant le second mîm34 N’entrent pas en compte les voyelles de la transcription en langue latine qui ne correspondent qu’à des vocalisations et non à des lettres proprement dites en arabe. Il en va de même de la hamzah, signalée par une apostrophe «’», qui n’a pas de valeur numérique.. Il obtient de la sorte les cinq lettres mîm-hâ’-mîm-mîm-dâl dont la somme des valeurs numériques donne : (40 + 10 + 40) + (8 + 1) + (40 + 10 + 40) + (40 + 10 + 40) + (4 + 1 + 30) = 314. Nous nous sommes largement expliqués ailleurs sur la symbolique du nombre 314 en tant qu’expression arithmétique du rapport géométrique désigné par la lettre grecque Π (Pi). Ce rapport étant irrationnel, et dans notre optique plutôt supra-rationnel, sa valeur numérique reste nécessairement approximative et se trouve rendue, dans les données traditionnelles qui n’utilisent pas de décimales, par le nombre entier communément noté en trois chiffres : 314.
Nous donnerons un exemple d’une telle occurrence qui va nous permettre de comprendre qu’une relation spéciale existe entre les noms ‘Abd al-Qâdir et Muhammad. Dans la formule coranique mainte fois répétée disant qu’Allah est « sur toute chose Très-Puissant » : ‘alâ KuLli ShaY’in QaDÎR, les trois derniers mots recouvrent des nombres extrêmement parlants. En valeur simple et non plus développée, c’est-à-dire au premier degré, les deux lettres constitutives de KuLl (“toute”)35 A ce premier degré, on ne tient pas compte du redoublement des lettres. donnent 20 + 30 = 50, tandis que les deux de ShaY’ (“chose”) donnent 300 + 10 = 310. L’addition des deux nombres permet d’obtenir la valeur 360. En ce qui concerne QaDÎR, la somme des quatre lettres donne 100 + 4 + 10 + 200 = 314. On peut constater, dès l’abord, l’identité numérique de Muhammad et de Qadîr et en déduire que le premier étant la couverture du second, il ne l’exprime qu’au deuxième degré. On en déduit encore que la “Main d’Allâh” et la fonction du Prophète ﷺ étant assimilables, comme en apporta la preuve l’épisode du Pacte d’allégeance de Hudaybiyah, l’une ou l’autre étaient susceptibles d’agir au mieux, et même très directement, sous couvert du nom ‘Abd al-Qâdir.
Il nous reste à analyser à présent ce qui unit “toute chose” au “Très-Puissant”, autant dire ce qui relie 360 à 314. C’est ici que le rapport géométrique Π intervient. C’est en effet par son intermédiaire qu’il est possible d’obtenir le diamètre à partir de la circonférence ou l’inverse, or, dans notre exemple, la circonférence est symbolisée numériquement par les 360 degrés du cercle. Ainsi Qadîr est-il l’agent de la puissance mesurée et déterminante36 Rappelons que la racine arabe qdr exprime autant l’idée de puissance que celle de mesure et de détermination. Sa polysémie ne s’arrête d’ailleurs pas là. Π qui permet à toute chose comprise dans l’Unité principielle d’être manifestée dans le cycle des 360 degrés de l’existence ou, a contrario, d’être réintégrée dans cette Unité. Dans le domaine du Tasawwuf, il existe trois notions fondamentales qui illustrent parfaitement l’opération rendue possible par le rapport envisagé : il s’agit de la Sharî‘ah, de la Tarîqah et de la Haqîqah : la première est comme son nom l’indique la “Grande Voie”, celle de la Loi religieuse extérieure, qui est conçue pour être suivie par tous ; la deuxième est, étymologiquement toujours, la “Voie Etroite” qui ne peut être suivie que par un petit nombre ; et la troisième est la “Vérité” qui, lorsqu’elle est réalisée, donne accès à l’état de l’Homme Universel (al-Insân al-Kâmil). Dans un article intitulé « L’Ecorce et le Noyau », René Guénon relie la Sharî‘ah à la circonférence d’un cercle, la Tarîqah à son rayon et la Haqîqah à son point central. C’est en effet de cette façon qu’il est enseigné dans l’ésotérisme islamique que, partant de la circonférence de la Sharî‘ah, l’initié doit parcourir le demi-diamètre de la Tarîqah pour parvenir au centre de la Haqîqah. Nous conclurons sur ce point en faisant observer que ce que nous pouvons appeler la fonction 314 caractérise l’intermédiaire autorisant un passage de la “puissance” à l’“acte” ou, inversement, une réintégration du manifesté au non manifesté. Revêtue du nom Muhammad, elle s’affirme particulièrement dans un rôle de “médiation” (wasîlah) et “d’intercession” (shafâ‘ah).
Nous venons d’évoquer une des notions clés du Tasawwuf : celle d’al-Insân al-Kâmil, “l’Homme Parfait” ou, à un autre niveau, “Universel”. Quelques considérations sur ce thème vont nous fournir l’occasion d’expliquer ce que l’Emir pouvait entendre par “humanisme”. Elles devraient permettre de saisir pourquoi, selon lui, le “droit humanitaire”, qui est tout autant le “devoir humanitaire”, ne pouvait être essentiellement dissocié du “Droit divin”. La langue arabe elle-même ne permet d’ailleurs guère de l’envisager autrement, dans la mesure où c’est le même mot haqq qui y exprime le “droit” et le “devoir”37 La nuance qui permet d’en exprimer les deux sens opposés sont les deux prépositions respectives li (“pour” ou “en faveur”) ou ‘alâ (“sur”, “qui pèse” ou “à l’encontre”) qui lui sont alors affectées. en même temps que “Dieu” en tant que “Vrai” ou “Réel”38 Ce Nom évoque assez l’idée qui se trouve énoncée sous de formes comme celles de “Dieu Vrai” ou de “Vrai-Dieu”.. Qu’on ne s’y trompe donc pas trop ! Quand, en grand précurseur des idées comme des mots, l’Emir utilisera le terme insâniyyah pour traduire le concept d’“humanisme” et sa forme adjectivale “humanitaire», il le fera sans perdre de vue la Cause divine. D’ailleurs, à cette époque, les Français n’ont pas encore séparé l’Eglise de l’Etat.
Il semble bien que ce soit à la suite des sombres évènements de Damas en juillet 1860 que le terme insâniyyah est apparu pour la première fois sous la plume de l’Emir. Félicité et même encensé pour son intervention jugée héroïque en faveur des milliers de chrétiens qu’il sauva du massacre, l’Emir expliqua son geste, à plusieurs reprises, en toute simplicité. Dans une lettre de 1862, adressée à l’évêque d’Alger Mgr. Pavy, il déclara entre autres : « Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous devions le faire, par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de l’humanité. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille »39Cf. L’Emir Abdelkader, p. 155, Zaki Bouzid Ed., Alger 2007.. La réutilisation de cette même terminologie dans une lettre adressée à son homologue du Caucase, l’héroïque Imâm Shamyl, démontre qu’il ne s’agissait nullement, de sa part, d’une habile concession faite aux Occidentaux40 Daté du 23 septembre 1860, le journal La Patrie lui prêta des propos similaires : « Ce que j’ai fait n’a pas un grand mérite, car je l’ai fait pour trois grands motifs qui me l’imposaient comme un devoir sacré : le premier, c’est que Dieu me l’a ordonné ; le second, c’est parce que l’humanité l’exige ; et le troisième est parce que la France est chrétienne. Et j’ai eu par-là l’heureuse occasion de rendre service autant qu’il m’a été possible à ses coreligionnaires » : cité par Smaïl Aouli, etc., op. cit., p. 463..
Pour bien comprendre le sens de la formule al-Insân al-Kâmil dont nous sommes partis, il convient de se référer à l’enseignement d’Ibn ‘Arabî, le véritable maître à penser de l’Emir. Dans son illustre somme spirituelle Al-Futûhât al-makkiyyah, “Les Victoires mekkoises”, dont nous devons la toute première édition à l’Emir lui-même, l’auteur nous dit que Dieu a appelé l’homme « insân parce que celui-ci “est intimement lié au degré de la “perfection” [ou de la “complétude”] (anisa rutbat al-kamâliyyah) […] Il lui appliqua donc le nom insân, comme on dit ‘Imrân, sachant que les [deux lettres finales] alif et nûn constituent un ajout dans la langue arabe »41Futûhât, 2, p. 643.. Le substantif insân est en effet construit sur la racine trilittère a-n-s, composée des lettres alif-nûn-sîn, à laquelle ont été greffés un alif et un nûn supplémentaires. Ce mot comprend donc cinq lettres dont deux se trouvent répétées, bien que la transcription en lettres latines n’en rende pas compte : alif-nûn-sîn-alif-nûn42 Dans ce cas précis, en effet, le i et le â ne sont pas de simples vocalisations mais deux prononciations différentes de la lettre alif. . On a ainsi deux alif et deux nûn placés de part et d’autre d’une lettre centrale qui est le sîn.
Graphiquement, le tracé de l’alif consiste en un simple trait vertical « ﺍ » et celui du nûn en la moitié inférieure d’une circonférence à laquelle vient s’adjoindre un point qui marque le centre du cercle complet « ن ». Géométriquement parlant, l’alif correspond donc au diamètre d’un cercle et le nûn à sa demi-circonférence ainsi qu’à son point central. Pour des raisons esthétiques la calligraphie ne rend pas toujours clairement visible cette forme géométrique qu’elle nomme la coupe du nûn (ka’s al-nûn). Les deux lettres forment en réalité un couple dont l’alif représente l’élément masculin et le nûn l’élément féminin. Le rapport qui les unit l’un à l’autre est évidemment étroitement lié à Π dont il a été question précédemment. Le premier couple alif-nûn est intrinsèque à la racine du mot insân et est intégré à la composition de l’homme désigné dans sa forme la plus simple : ins43Ins signifie aussi bien un “homme” que “le genre humain”.. Ce couple symbolise l’androgynie originelle de l’homme. Le second couple alif-nûn est, au contraire, extrinsèque à l’homme et se présente sous forme d’accessoires acquis. Dans la perspective chevaleresque qui nous importe spécialement depuis le début de cet exposé, l’“homme accompli” sera le chevalier ayant mené à bien sa quête, c’est-à-dire ayant trouvé la lance et la coupe qui sont les deux objets recherchés dans la Quête du Graal. De ce point de vue, l’alif symbolise scripturairement la lance et le nûn la coupe. Ce n’est qu’après avoir pris possession et intégré cet alif et ce nûn que l’homme, ins, se parachève en insân et devient par là même kâmil, autrement dit “complet” ou “parfait”. On peut ainsi considérer que le second couple fournit à l’homme un moyen initiatique d’objectiver ce qu’il possède en lui-même de manière innée mais qu’il ignore par oubli.
Au milieu du mot insân se trouve la lettre sîn que nous avons jusqu’ici laissée de côté. La valeur numérique développée de ce sîn s’inscrit pleinement dans le cadre mathématique de nos réflexions sur le cercle. Suivant l’abjad maghrébin cette valeur est de 360 (s-î-n = 300 + 10 + 50). Elle traduit en mode numérique la réunion géométrique des deux demi-circonférences formées par les deux nûn. Ce faisant, elle s’identifie fondamentalement “au tout” exprimé par “toute chose” (kull shay’ = 360) dans la formule étudiée antérieurement. Placé au centre de l’insân le sîn figure le cœur de l’homme susceptible de contenir tout. Ce tout, qui est en fait “le Tout”, n’est autre en réalité que Dieu Lui-même dont un hadith qudsî affirme qu’Il a dit : « Ma Terre et Mon Ciel ne Me contiennent pas mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient ». La question du cœur nous ramène à un autre hadith qui concerne directement notre lettre sîn : « toute chose a un cœur et le cœur du Coran c’est Yâ-Sîn. A celui qui récite Yâ-Sîn Allâh inscrit dix récitations du Coran »44 Ibn Kathîr, Tafsîr, vol. 5, p. 598, Dâr al-Andalus, 1980.. A la suite de ce hadith, le célèbre exégète Haqqî (1063-1137 / 1652-1725)45 Sa tombe est visitée à Brousse la verte, cette ville ou résidera l’Emir de 1853 à 1855 après sa libération d’Amboise et qui fut la première capitale ottomane., cite une sagesse dont les mots s’accordent tout particulièrement avec notre sujet : « le cœur est l’Emir du corps de même que Yâ-Sîn est l’Emir des sourates : toute chose (kull shay’) s’y trouve »46 Haqqî, Rûh al-Bayân fî tafsîr al-Qur’ân, vol. 7, p. 439, Dâr al-kutub al-‘ilmiyyah, Beyrouth, 2003.. Il reste à savoir ce que signifie Yâ-Sîn et ce que cela désigne au juste.
La sourate intitulée Yâ-Sîn et commençant précisément par ces deux lettres dites “isolées” (muqatta‘ah)47 Concernant les lettres isolées cf. Qâshânî, Les Interprétations ésotériques du Coran, traduction de Michel Vâlsan, Koutoubia, Paris, 2009. est la 36ème du Coran. Ce rang 36 est à prendre en considération eu égard au nombre 360 porté par le sîn et à la valeur des 10 récitations coraniques mentionnées dans le hadith précédent. Bien que les lettres isolées du Coran gardent un caractère mystérieux, elles n’ont pas été révélées pour n’exprimer aucun sens, et certaines autorités en donnent des interprétations qui, pour être variées, ne s’excluent nullement les unes les autres. Ibn ‘Arabî entérine la tradition qui veut que Yâ-Sîn soit le vocatif “Yâ Sayyid !” (“Ô Seigneur !”) dont il n’est alors donné que les initiales. Il y aurait beaucoup à dire sur ce procédé et sur le sujet des lettres isolées en général mais nous ne ferons que quelques remarques de circonstance. Tout d’abord, la somme des trois lettres du mot SaYyiD est de 300 + 10 + 4 = 314. Cela avalise la thèse, parfois contestée, voulant que Yâ-sîn, au début de la sourate, soit bien une désignation de Muhammad ﷺ en tant que véritable Sayyid, lui qui compte justement Yâsin parmi ses nombreux noms. Mais il est suggéré par la même occasion le rôle du Sayyid par rapport au Sîn/360 et à la circonférence du cercle. En observant que les lettres retranchées du mot sayyid sont le yâ’ et le dâl, et que ces deux lettres forment le mot yad désignant la main, on a une confirmation supplémentaire de l’intime relation qui unit le Prophète ﷺ à la fonction de la Main divine et notamment à sa Puissance. Mais on note que, de cette façon bien spécifique, Dieu cache simultanément Sa Main et la Seigneurie de Sayyidu-nâ Muhammad pour préserver la pure servitude de celui-ci et le maintenir dans l’excellence de la futuwwah, vu que cette vertu exige, avons-nous dit, une noblesse seigneuriale dans un serviteur parfait. A l’appui de ces considérations, nous signalerons l’interprétation de Baqlî pour qui Yâ-Sîn est un serment divin : « Il fait serment par “la Main de la Puissance” (Yad al-Qudrah al-azaliyyah) et par “l’Elévation de la Seigneurie” (Sanâ’ al-Rubûbiyyah) »48 Haqqî, op. cit. vol. 7, p. 364. On retrouve le yâ’ interprété comme lettre initiale exprimant métonymiquement yad, “la main”, dans un commentaire que rapporte le même auteur sur la lettre centrale du quinaire littéral Kâf-Hâ’-Yâ’-‘Ayn-Sâd situé au début de la sourate 19 Maryam (“Marie”) : le Yâ’ est mis pour « Sa Main (Yadu-Hu) est sur leurs mains ». Notons encore que c’est pour éviter tout risque de confusion entre le Seigneur liin et son représentant humain que l’Islam a préféré substituer Sayyid à Rabb. C’est ainsi que sidi a remplacé rabbi. .
Une autre interprétation courante proposée pour Yâ-Sîn est “Yâ’ Insân !” (“Ô homme !”). L’homme apparaît ici comme le cœur de la création dont il est de même la synthèse. Pour cette raison, il est le seul que le Créateur façonne de Ses deux Mains49Cf. Coran, 38, 75.. Nous avons suffisamment parlé de l’homme pour ne pas avoir à développer plus cette interprétation pour laquelle, par ailleurs, nous réservons une étude spécifique.
« L’Émir ou la force et la sagesse » - thème d'une conférence de Muhammad Vâlsan
- Par
- Le 25/11/2014
- Dans Articles divers
Centre culturel algérien de Paris, le jeudi 23 janvier 2014
La geste de l’Émir et sa personnalité ne peuvent être comprises correctement si on ne les replace pas dans leur véritable contexte et si on les analyse uniquement avec les critères actuels, sans tenir compte de la mentalité de l’époque et des modes de pensée qui y avaient cours. Un tel être n’interprétait certainement pas les évènements comme on le fait aujourd’hui et, comme beaucoup de croyants dont ses proches, il accordait une certaine importance aux “signes” qui pouvaient guider ses choix et lui indiquer une démarche à suivre.